Chapitre XVI
L’introduction initiale de Dam à la technique para-ion avait été le fait d’Abel mais, pendant la plus grande partie de la période d’entraînement, la présence de celui-ci ne s’était pas beaucoup fait sentir. En qualité de directeur, il occupait une haute fonction administrative qui ne le mettait pas en contact direct avec les recrues. Plusieurs instructeurs étaient chargés de l’entraînement para-ion mais Dam avait eu presque exclusivement affaire à Absolue, et l’autorité d’Abel ne se refit sentir qu’au moment où elle déclara son intention de faire passer Dam à des épreuves expérimentales.
Rien ne filtra de cette discussion mais, pendant trois jours, Dam n’eut strictement rien à faire et il n’entrevit que rarement Absolue qui lui parut d’une humeur particulièrement massacrante. Le bruit courait qu’Abel avait voulu muter immédiatement Dam au service actif, alors qu’Absolue était bien résolue à se servir de lui pour ses expériences. Il y eut donc un long intervalle avant qu’elle obtienne gain de cause ; personne d’ailleurs n’avait douté de sa victoire finale car il était inconcevable que quiconque pût s’opposer à elle, quelle que soit sa position dans l’organisation. Quatre jours s’écoulèrent néanmoins avant qu’elle revienne chercher Dam.
« Allez, debout, Amant ! Tu m’as déjà causé assez de problèmes. Maintenant, il faut que tu fasses tes preuves, sinon tu seras en première ligne dans les combats aussi vite qu’un vaisseau transluminique pourra t’y conduire.
— Y aurait-il de l’opposition ? » demanda Dam avec méfiance.
Elle haussa les épaules, mais il sentit de la colère sous sa désinvolture.
« Tu as de la chance. Il est arrivé quelque chose à une équipe de combat qui a remis l’accent sur ce genre d’éventualité. Viens, il est temps de nous y mettre. »
Absolue conduisit Dam vers l’énorme bâtiment du four où il était passé pour la première fois à l’état para-ion. Elle était solidement armée mais, cette fois, aucun garde ne les accompagnait. Elle émit de petits grognements d’impatience pendant que Dam enfilait difficilement sa cotte de mailles, puis elle installa le havresac sur son dos et régla la limite de temps.
« Dix minutes, Amant, pas une seconde de plus. »
Elle le poussa dans le paraformateur et mit celui-ci en marche avec une hâte suggérant qu’elle avait autre chose à faire. Faute d’instructions, Dam attendit la fin de la transition ion, puis par la rampe incandescente il gagna la chambre du four, chauffée à blanc. Toutes les cloisons du labyrinthe avaient été enlevées, laissant la salle nue. Cependant, l’éclat aveuglant et l’uniformité de la lumière, le manque de points de repère certains donnant une perspective le désorientèrent momentanément. Finalement, quand il affina ses perceptions, il reçut un choc et se figea : Absolue était là, en état para-ion, elle aussi, mais tel un spectre nu, à peine visible dans l’incandescence uniforme des parois du four.
« Absolue ? »
La première idée de Dam fut qu’il voyait une espèce de projection truquée. Premièrement, elle n’avait pas eu le temps de passer par le paraformateur et de le devancer dans la salle. Deuxièmement, elle ne portait manifestement ni combinaison de mailles ni havresac-modulateur sur le dos.
« Qu’as-tu, Amant ? Tu ne crois pas à ce que tu vois ? »
Dam s’approcha d’elle, pour essayer de déterminer comment elle était arrivée ainsi ; mais le spectre d’Absolue l’esquiva lestement et, encombré par sa combinaison et son havresac, il ne put rivaliser de rapidité.
« Si vous êtes réelle, vous n’êtes pas conforme à ce que vous m’avez enseigné sur les principes de l’état para-ion.
— Je suis tout à fait réelle, Amant, autant qu’on puisse l’être en para-ion. »
Pour le prouver, elle s’avança brusquement et lui lança une gifle. Ils avaient beau n’être tous deux que des apparences para-ion, le coup frappa durement Dam ; il chancela et tomba contre la paroi du four.
« Satisfait ? railla-t-elle.
— Je vous crois, grogna-t-il, en se relevant. Pour la satisfaction, c’est autre chose. Je ne comprends toujours pas comment vous pouvez survivre en état para-ion sans combinaison.
— Tu comprendras… plus tard, répliqua-t-elle avec dans la voix une nuance d’amertume que la situation n’expliquait pas. Mais examinons les avantages, Amant. D’après ton dossier, tu es un expert du combat à mains nues, ce que, compte tenu de ta taille, je ne pourrais normalement pas espérer égaler. Mais les avantages de la mobilité fournie par le nouveau procédé que j’emploie devraient faire nettement pencher l’issue en ma faveur. Nous sommes ici pour en faire la preuve.
— Vous voulez dire que vous me demandez de me battre avec vous maintenant ?
— Je ne t’offre pas le choix. Tu vas te battre avec moi. Au train où vont les choses, nous allons probablement rencontrer, un jour, des ennemis possédant la capacité para-ion, auquel cas les armes seront inutiles. Ce sera un corps à corps, homme contre homme, et notre nouvelle technique nous donnera un avantage décisif. Tu as huit minutes pour atteindre le second paraformateur avant que ton havresac cesse de fonctionner.
— Et alors ?
— Alors je vais t’empêcher de l’atteindre, Amant. Ce qui signifie que tu te battras pour ta vie. J’ai ainsi l’assurance que tu feras tout ton possible. »
Elle se plaça entre Dam et la sortie, telle une nymphe fantôme, apparemment aussi fragile qu’elle était translucide, tout à fait différente de l'Absolue dominatrice mais tout aussi dangereuse. Son visage était animé de la même passion inexplicable qu’il avait constatée en d’autres occasions où elle s’apprêtait à le soumettre à une épreuve. Gardant en mémoire de cuisants souvenirs, il ne se fit aucune illusion sur la réalité de son propre péril. Sous-estimer Absolue risquait fort d’être fatal.
Il prit donc l’initiative et se jeta sur elle avec une résolution et une rage renforcées par tout le poids de son ancien entrainement au combat sans armes. Mais dès le début, l’avantage revint à Absolue. Le handicap de la cotte de mailles et du havresac jouait contre lui alors que l’aisance et la rapidité d’Absolue, augmentées par l’état para-ion, la mettaient virtuellement à l’abri de n’importe quel coup. Elle ripostait cruellement et, au bout d’un moment, ses offensives rapprochées firent subir un tel châtiment à Dam qu’il fut obligé de rompre et de reculer devant elle. Il enrageait plus encore de voir son expression de triomphe pervers, alors qu’elle profitait habilement de son avantage.
Le seul facteur qui fit pencher le combat en faveur de Dam fut son propre désespoir à mesure que les secondes passaient et que la nécessité d’atteindre le paraformateur devenait de suprême importance. La connaissance de ses risques le transforma, de combattant entraîné en tueur confirmé, lui fit oublier toute douleur et toute adversité dans son unique intention acharnée d’atteindre son but. La compréhension croissante de l’intention d'Absolue de le retenir dans le four jusqu’à ce que son temps soit expiré donna du génie à ses mouvements et des ressources insoupçonnées à ses muscles. Malgré tout, ce ne fut qu’une faute de son adversaire qui lui permit de lui porter un coup qui la fit tomber comme une masse. Il la souleva et jeta littéralement son corps inerte dans un coin de la chambre avant de bondir sur l’autre rampe pour arriver au paraformateur avec quelques secondes d’avance à peine.
Mais, même là, Absolue l’avait prévenu. Les parois transparentes du paraformateur étaient déjà baissées et il ne trouva aucun moyen d’ouvrir pour entrer. Il regarda le chronomètre indiquer zéro et se prépara à la violente désintégration quand le modulateur s’arrêterait. Comme il ne se passa rien, il retourna dans le four, devinant que le temps limité devait être encore une des ruses d’Absolue. Elle était toujours par terre et commençait à s’agiter faiblement ; il la souleva et la porta sur la rampe par laquelle il était entré puis la déposa près du premier paraformateur, tandis qu’il opérait sa douloureuse transition pour reprendre son état moléculaire normal.
Absolue avait déjà opéré sa propre transition et l’attendait quand il sortit. Le fait qu’elle avait pu revenir à son état moléculaire sans passer par le paraformateur fit réfléchir Dam. Il réprima la tentation de saisir et d’étreindre son corps nu, comprenant à l'intensité de son expression qu’une telle manœuvre ne lui vaudrait qu’une rebuffade et un châtiment. Elle avait son uniforme à sa portée et elle se rhabilla lentement, mais pas avant qu’il note qu’elle ne portait pas la moindre trace des coups qu’il lui avait assenés.
« Vous avez obtenu ce que vous vouliez ? demanda-t-il.
— Pour cette partie de l’exercice, oui. Si je puis empêcher un lutteur aussi compétent que toi d’atteindre un paraformateur avant une heure limite, alors je peux arrêter pratiquement n’importe quoi. La technique est donc viable pour deux raisons : plus grande efficacité au combat et suppression de la dépendance d’un paraformateur. Nous avons l’avantage que nous souhaitions.
— Serait-il possible que d’autres aient commencé à mettre au point la technique para-ion ?
— Ils y arriveront, c’est certain. Sur Foudre, les insurgés ont détruit un vaisseau-paraformateur et se sont adroitement emparés de celui qui était en réserve. Avec ça plus leurs récents efforts de renseignements, ce n’est plus qu’une question de temps avant que nous les trouvions en face de nous.
— Qu’est-il arrivé à l’équipe para-ion sur Foudre ?
— Nous avons perdu tout le monde sans exception. C’est pourquoi Abel voulait t’envoyer immédiatement au combat avec un nouveau commando.
— Et vous l’en avez dissuadé ?
— C’est l’incident de Foudre qui l’en a dissuadé. A ce jour, nous avons perdu trois vaisseaux-paraformateurs. C’est le point faible de notre système opérationnel. Cela a souligné l’importance du développement de notre nouvelle technique, qui n’élimine pas l’emploi d’un paraformateur. A part moi, tu seras le premier équipé pour cela. Viens, je veux te montrer quelque chose. »
Perplexe, il la suivit vers l’un des blocs de laboratoires, irrésistiblement conscient de sa féminité tout en n’osant pas encore la voir objectivement comme une femme. Il la considérait comme une tortionnaire et, pourtant, il éprouvait émotionnellement une invincible fascination pour cette créature énigmatique et suprêmement capable qui dominait tellement sa vie.
Dans un des laboratoires, elle s’arrêta devant une vitrine ronde d’une propreté toute chirurgicale, dans laquelle était accrochée une cotte de mailles. Celle-ci était faite de filaments si fins que sa texture était à peine visible et le tissu si mince que la lumière le traversait comme s’il n’était qu’une ombre. Dam examina cette armure-ion, en se demandant comment et pourquoi elle différait des autres qu’il avait portées avec tant de répugnance, et quel était le but de cette exhibition. Il s’aperçut que la cotte de mailles était plus petite, plus serrée, impossible même à revêtir à en juger par la largeur des doigts de gant et les détails du reste du maillot. Absolue observait sa perplexité avec amusement.
« C’est ta cotte de mailles, Amant. Non seulement elle t’ira comme une seconde peau, c’est une seconde peau.
— Je ne comprends pas.
— Ça viendra. On va te dépouiller chirurgicalement de ta peau, te revêtir de ce maillot et remettre en place ta peau normale. Une fois que les extrémités nerveuses se seront raccordées à travers les mailles, tu ne t’apercevras presque pas de sa présence, sinon qu’avec l’incorporation d’un implant paraformateur à énergie nucléaire, tu posséderas une capacité para-ion inhérente.
— Plutôt mourir !
— Ton cadavre ne me serait d’aucune utilité, Amant. Ton corps vivant, si. Ne va pas t’imaginer que je te donne le choix.
— Pour rien au monde je ne vais vous laisser me mutiler par votre chirurgie. Vous pouvez me tuer si vous voulez mais je refuse d’avoir ce truc-là sous ma peau. Il ne sert à rien de continuer à vivre dans ces conditions. Dites à Abel que je me porte volontaire pour le service actif.
— Je dirai à Abel que tu es un foutu lâche.
— Il ne s’agit pas de lâcheté. De toute façon, je suis destiné à mourir en service para-ion. Mais je préfère mourir comme un homme normal plutôt que de vivre plus longtemps comme un monstre à peau métallique.
— Un monstre ? Grand Dieu… Attends, je vais te donner de quoi réfléchir ! »
Elle déboutonna vivement sa tunique, l’écarta et offrit à Dam ses seins provocants.
« Tâte ! Allons, tâte… avec les mains ! »
Un peu effrayé, il palpa la chair tiède et satinée et brusquement recula. Sous la peau délicate ; ses doigts sensibles avaient décelé les mailles d’un tissu métallique. Sa consternation lui causa un choc traumatisant qui paralysa son bras. « Vous… ? Vous… Pourquoi avez-vous permis…
— Ça ne te regarde pas ! Mais si une femme peut apprendre à vivre avec ça, tu le pourras aussi, Amant, dit-elle en reboutonnant sa tunique. J’ai convoqué les chirurgiens pour demain.
— Je parle sérieusement, Absolue. Faites ce que vous voulez contre moi mais je n’ai nullement l’intention de devenir comme vous. Ne vous rendez-vous pas compte que cela a faussé toute votre personnalité ? Ce n’est pas seulement votre peau qui a été remplacée par du métal. Je crois qu’ils vous ont aussi bourré la tête de fil de fer barbelé et de lames de rasoir rouillées.
— Tu crois ça ? »
Le visage d’Absolue demeura impassible, mais il y avait une énorme rage amusée dans sa voix.
« Je ne vais pas perdre mon temps à te dire ce que je pense des petits garçons. Tu n’as pas le courage de l’apprendre. Il se peut qu’Abel réussisse quand même à te voler à moi, mais ce que tu veux, toi, n’a rien à y voir. Quand tu as signé pour entrer dans le service para-ion, tu nous as cédé le droit de vie et de mort. Mais rien n’était spécifié sur la qualité de cette vie ou le genre de cette mort. Alors je peux te promettre une chose, Amant. Si je réussis à te garder, ce que tu as dû endurer jusqu’à présent ne sera rien à côté de ce qui t’attendra. »
Dès le lendemain matin, Dam put se faire une idée de ce que serait son sort. Il avait mal dormi et il était encore très fatigué quand un garde vint le réveiller et lui mit un communicateur dans la main.
« Amant ! »
C’était la voix d’Absolue.
« Oui ?
— J’ai parlé de ton cas avec Abel. Il a eu gain de cause, le salaud. Tu es transféré au service actif.
— J’en suis ravi ! Quand est-ce que je pars ?
— Immédiatement. Il y a d’abord quelques formalités à remplir mais ensuite tu pourras filer en enfer par le chemin le plus court, je m’en lave les mains. Je te conseille d’arriver ici au pas redoublé pour prendre ta décharge d’entraînement tout de suite parce que je n’ai plus de temps à perdre avec toi.
— J’arrive ! »
Maintenant que le service actif devenait une réalité, Dam n’était plus du tout aussi certain de le vouloir mais, au moins, la perspective de quitter les murs bien gardés du camp d’entraînement offrirait, espérait-il, des chances d’évasion. Cependant, il éprouvait le soupçon lancinant que la capacité para-ion inhérente, offerte par la cotte de mailles incorporée sous la peau, constituait la seule voie d’évasion possible. En y réfléchissant, il lui sembla qu’avec ce qu’Absolue lui avait démontré, les gardes ne pourraient pas faire grand-chose contre lui s’il était ainsi équipé. L’élimination du mécanisme encombrant du paraformateur avait enlevé le dernier obstacle au forcement des défenses du camp, alors qu’il serait en état para-ion. Cependant, rien dans sa personnalité ne pouvait accepter l’idée de vivre avec ce tissu de métal sous la peau.
Le garde l’escorta dans le couloir bien astiqué jusqu’au bureau d’Absolue. Dam frappa machinalement.
« Entre ! » cria-t-elle, et ce seul mot semblait exprimer son dépit.
Il entra mais, alors même qu’il franchissait le seuil, il comprit qu’il avait commis une erreur. Des bras vêtus de blanc l’attendaient de chaque côté pour le saisir et le porter à l’intérieur où Absolue, un sourire triomphant aux lèvres, brandissait une compresse anesthésiante. Pris de panique, Dam rua et se débattit mais il était entre les mains d’experts et il eut beau rassembler toutes ses forces, son visage fut inexorablement poussé vers la fatale compresse. Sa dernière impression fut celle des ongles dorés d’Absolue plaquant une sorte de croissant de lune sur son nez et la brûlure écœurante de l’anesthésique dans ses poumons.
Il se réveilla plus tard et se trouva sanglé sur un chariot d’hôpital. Un accès de terreur le fit tirer sur ses liens mais ils étaient solides. Son agitation attira Absolue ; elle se pencha sur lui et il vit encore sur son visage cette inexplicable expression passionnée. Elle était à la fois la déesse qui se moquait de ses souffrances et la maîtresse de son avenir ; pourtant la haine de Dam pour elle se teintait de désir et sa peur se compliquait d’une fascination quasi masochiste. Psychologiquement et physiquement, il savait que l’influence qu’elle avait sur lui ne cesserait jamais.
Quelqu’un arriva pour pousser le chariot et Absolue le précéda. Il ne la voyait plus mais le bruit de ses talons métalliques sur le carrelage semblait répéter la pensée qui primait toutes les autres dans son esprit, en se répercutant entre les murs jusqu’à la salle d’opération :
« Garce ! Garce ! Garce ! Garce… »